Ligue 1 : ballon et raison, la recette Saïd Chabane au SCO d’AngersArticle publié dans Le Monde le 26 octobre 2019
https://www.lemonde.fr/sport/article/20 ... _3242.htmlC’est une photo qui rappelle à Saïd Chabane, président du SCO Angers, que ce métier vous ouvre les portes mais finit par avoir votre peau. A l’Elysée, en 2012, cinq présidents de club de football encadrent Nicolas Sarkozy et Frédéric Thiriez, alors président la Ligue (LFP). Deux seulement sont encore en poste : Jean-Michel Aulas et lui.
Le cadre est posé dans son bureau de patron de Prestige de la Sarthe, une entreprise de charcuterie de gros. Vue sur le parking, tableaux marins, représentations de bijoux kabyles ; et cette photo. « Je me dis : j’ai pas mal réussi dans l’industrie et j’ai jamais mis les pieds à l’Elysée. Quinze jours dans le football, j’y suis. Ça donne du baume au cœur. »
Pour cela, Saïd Chabane peut aussi regarder le classement de la Ligue 1. Le SCO est 4e (ex aequo) au quart du championnat. Le « roi de la rillette » − c’est le président stéphanois, B. Caïazzo, qui l’appelle ainsi − est, pour ses pairs, une idole : depuis qu’il a racheté le club, en 2011, Angers est monté en Ligue 1, s’y maintient et a même atteint la finale de la Coupe de France, il y a deux ans.
Surtout, le club noir et blanc s’en met chaque année plein les poches : son directeur sportif, Olivier Pickeu, sort de la Ligue 2 des joueurs que Stéphane Moulin, l’entraîneur, met en valeur. Saïd Chabane, qui tient la caisse, fait une belle vente chaque année. Huit ans que ça tourne, avec toujours le même coach : un record dans les cinq grands championnats européens.
Ce modèle fait des envieux : quelques gros budgets de Ligue 1 lorgnent Olivier Pickeu. Son départ en fin de saison serait, pour le club, une perte plus importante que celle d’un joueur majeur.
Mais pour l’heure, tout va ; ou presque. Saïd Chabane se sent sur un fil. « La passion a des limites. Si elle prend le dessus sur l’économique, vous êtes mort. Aujourd’hui, vous ne mourez pas par le sportif, vous mourez par l’argent. »
Cela n’arrivera pas à Saïd Chabane, qui passe dans ses entreprises du lundi au jeudi pour « garder les pieds sur terre » et se souvenir de ne pas dépenser l’argent qu’il n’a pas. « Ici, il y en a qui se lèvent à 5 heures du matin pour venir à l’usine et gagner 1 600 balles brut. Parfois, je le rappelle au club, pour remettre les choses un peu à l’endroit. »
A Angers, on sait que le président compte. Au sens propre. En Ligue 2, la direction sportive avait interdiction de dépenser le moindre euro pour recruter un joueur. En Ligue 1, les poches sont à peine plus profondes, malgré les belles ventes. « C’est une gestion très, très rigoureuse », synthétise Axel Lablatinière, ancien responsable du recrutement, qui a quitté le club cet été.
Les bénéfices financent le développement : création du centre de formation, rachat de terrains, nouvelles pelouses, loges, tribunes. L’an passé, le club a récupéré la gestion du stade via un bail emphytéotique de trente-cinq ans. « Sa perspective, c’est de bien habiller la mariée, dit Axel Lablatinière. Il a acheté le club pour 1,7 million d’euros et s’apprête à faire une plus-value de folie. » S’il est toujours en Ligue 1, sa longévité et la hausse des droits télévisés valoriseront Angers à plusieurs dizaines de millions d’euros.
Les offres ne manquent pas depuis deux ans, et Saïd Chabane pourrait faire fortune. « Rendez-vous après 2022. Je commencerai à préparer ma sortie et à ouvrir le capital. » Ce ne sera sans doute pas à un actionnaire d’Extrême-Orient, qu’il rejette « car toutes les expériences en France n’ont fait que nuire à l’image du club ». Pour le reste, tout le monde sera le bienvenu : « L’argent russe ou qatari n’est pas bien vu… mais vous le prenez. »
C’est le sens de l’histoire : les patrons de club comme Saïd Chabane sont voués à disparaître, remplacés par des milliardaires, puis des Etats. Lui respecte surtout ses égaux, industriels ayant basculé dans le football, car ils dépensent « leur argent, pas celui des autres ». « Les présidents salariés ne sont que de passage. On dit tous qu’on travaille dans l’intérêt du club, mais quand on est propriétaire, on est plus sensible aux conséquences de ses décisions. » Il dit ne rendre des comptes qu’à son banquier, mais penser en permanence aux répercussions sur la ville et aux remarques du boulanger, le diimanche.
S'il pensait consacrer une journée par semaine à Angers, ce sont en fait trois jours sur place et 80 % de ses pensées. Sa vie familiale en souffre, quand bien même les trois enfants ont quitté le foyer. La santé aussi. « A chaque match, il se tord les boyaux, raconte Axel Lablatinière. Il est bileux parce qu’il ne faudrait pas que le beau château s’écroule. »
D’un abord austère, Saïd Chabane est aussi connu pour ses coups de gueule, qui lui a valu le surnom de « Mayonnaise » : ça monte rapidement. On en a eu un aperçu en lui rappelant le rachat, en 2013, de l’entreprise Charcuteries Gourmandes : l’une des deux unités de production a été restructurée (neuf licenciements) trois mois plus tard, l’autre liquidée en 2018, avec 95 pertes d’emplois.
Philippe Motais, délégué CFDT de l’époque : « Il a pressé le citron, sans rien investir, et la liquidation ne lui a rien coûté. » Au téléphone, Saïd Chabane a la voix colérique, puis larmoyante : « C’est un drame personnel. Je ne veux pas en parler. Vous n’allez quand même pas évoquer ça ? »
On ne fait pas fortune dans la charcuterie sarthoise en étant musulman d’Alger sans un certain caractère. Le père était avocat à la Cour suprême algérienne, la mère s’occupait de sept enfants. Au foyer, on parle français et kabyle ; l’algérien viendra par l’école et la rue. Saïd Chabane entre à Polytechnique Alger, rejoint Paris pour son troisième cycle à l’école des Mines. Prélude de la décennie noire en Algérie : il pensait venir en France quelques mois, il y fera sa vie.
La charcuterie est le fruit du hasard, comme le football. Deux secteurs pour lesquels il n’avait pas d’affinités et où aucun patron ne s’appelle Saïd. Le racisme fut le plus souvent discret, mais ses conséquences évidentes. Chabane constatait que « Charles ou David » allaient plus vite que lui, au sortir des Mines − il a connu six mois de chômage. « J’ai acté une chose : quand vous êtes étranger, vous êtes obligé de vous battre trois fois plus et vous payez vos erreurs dix fois plus cher. Je ne me plains pas. C’est peut-être normal. »
L’autre président algérois de Ligue 1, B. Caïazzo, l’a pris sous son aile. Déjà vice-président du syndicat des clubs de L1, il a été propulsé en 2017 au conseil d’administration de la LFP. « Il est la preuve qu’on peut réussir sans être issu de l’establishment, estime le coprésident de l’AS Saint-Etienne. C’est quelqu’un de méritant, un bosseur qui a des qualités humaines importantes et de simplicité. »
Les présidents de Ligue 2 lui ont longtemps reproché d’avoir retourné sa veste, à l’été 2015, au sujet de la réforme des montées-descentes, qui favorisait les clubs de l’élite. A l’étage du dessous, Saïd Chabane était contre. Une fois l’ascenseur pris, il était pour. Le président d’Angers admet « une erreur d’inexpérience » et avoir subi l’influence des puissants de Ligue 1. D’autres considéreraient qu’il a vite appris. Il dit : « Entre les clubs de notre espèce, l’esprit de corps n’existe pas. Il est fonction des intérêts du moment. »